I. Les clarifications majeures relatives au périmètre d’application du pacte Dutreil
La Chambre commerciale de la Cour de cassation, dans son arrêt du 29 novembre 2023, a apporté une précision quant au périmètre des activités éligibles au dispositif Dutreil. En l’espèce, il s’agissait d’une société exerçant une activité mixte, à la fois industrielle et patrimoniale. La Haute juridiction a précisé que l’appréciation du caractère prépondérant de l’activité éligible doit s’effectuer selon une méthode d’évaluation globale, tenant compte non seulement des actifs inscrits au bilan, mais également de critères qualitatifs tels que l’effectif salarié affecté à chaque activité et le chiffre d’affaires généré.
Cette position jurisprudentielle, saluée par la doctrine, marque une évolution notable par rapport à la méthode strictement patrimoniale parfois prônée par l’administration fiscale. Elle ouvre ainsi la voie à une appréciation plus économique de la prépondérance, en phase avec la réalité des entreprises familiales qui, au fil des générations, ont souvent diversifié leurs activités.
Par ailleurs, la Cour administrative d’appel de Versailles, dans son arrêt du 12 mars 2024, est venue préciser les contours de la notion de holding animatrice. La juridiction versaillaise a jugé qu’une société holding peut être qualifiée d’animatrice même si elle n’exerce pas son animation sur l’intégralité de ses filiales, dès lors que son activité d’animation demeure prépondérante. Cette solution pragmatique s’inscrit dans le prolongement de la jurisprudence du Conseil d’État, tout en apportant une souplesse bienvenue pour les groupes familiaux où certaines filiales peuvent légitimement jouir d’une autonomie opérationnelle plus marquée.
La question du formalisme de l’engagement collectif de conservation a été au cœur de l’arrêt de la Chambre commerciale du 24 janvier 2024. Dans cette affaire, la Cour de cassation a rappelé avec fermeté l’importance du respect des conditions de forme, en jugeant que l’engagement collectif doit être expressément mentionné dans la déclaration de succession ou l’acte de donation, à peine de déchéance du régime de faveur.
Cette décision, illustre l’approche stricte de la Haute juridiction quant aux conditions formelles du pacte Dutreil. Elle invite les praticiens à une vigilance redoublée lors de la rédaction des actes, rappelant qu’en matière fiscale, le formalisme n’est jamais anodin mais constitue bien souvent la garantie de l’effectivité du régime de faveur.
Cette rigueur formelle trouve un écho dans l’actualisation récente de la doctrine administrative, qui précise les modalités déclaratives attendues pour la validité du pacte Dutreil. L’administration exige désormais que l’engagement collectif mentionne expressément la volonté des signataires de se placer sous le régime de l’article 787 B du CGI, ainsi que le pourcentage de droits financiers et de droits de vote que représentent les titres engagés.
II. Les précisions relatives à l’exécution des engagements de conservation
La Cour de cassation, dans son arrêt de janvier 2024 précité, a également apporté d’importantes précisions quant aux conséquences du décès d’un signataire de l’engagement collectif avant la transmission des titres. La Haute juridiction a jugé que le décès d’un signataire n’entraîne pas, à lui seul, la caducité de l’engagement collectif, dès lors que les seuils de détention minimaux prévus par la loi demeurent respectés.
Cette solution, qui privilégie la finalité économique du dispositif sur un formalisme excessif, sécurise les pactes Dutreil fragilisés par des événements extérieurs à la volonté des parties. Elle s’inscrit dans une tendance jurisprudentielle favorable à la pérennité des engagements collectifs, tendance déjà perceptible dans la jurisprudence antérieure relative aux opérations de restructuration en cours d’engagement.
La doctrine administrative, dans sa mise à jour du 12 juin 2024, a intégré cette jurisprudence en précisant toutefois que la preuve du respect des seuils minimaux de détention après le décès d’un signataire incombe aux contribuables. Cette position, qui reflète l’approche pragmatique mais rigoureuse de l’administration, rappelle l’importance cruciale de la documentation des pactes Dutreil tout au long de leur exécution.
L’exécution de l’engagement individuel de conservation, qui prolonge l’engagement collectif, a également fait l’objet de précisions importantes. La Cour d’appel de Versailles, dans son arrêt du 12 mars 2024, a jugé que la cession partielle de titres soumis à engagement individuel entraîne la déchéance totale du régime de faveur, et non une déchéance proportionnelle à la quote-part cédée.
Cette position stricte, qui s’inscrit dans une lecture littérale des textes, rappelle que l’engagement individuel constitue un tout indivisible, dont la violation, même partielle, compromet l’intégralité du régime de faveur. Elle invite les praticiens à une prudence accrue dans la rédaction des pactes d’associés et des conventions familiales, afin de prévenir tout risque de cession intempestive en cours d’engagement.
Dans le même esprit, la Cour de cassation, dans son arrêt du 29 novembre 2023, a précisé que l’exercice d’une fonction de direction au sein de la société, condition impérative prévue à l’article 787 B, d) du CGI, doit être effectif et ne saurait se limiter à une qualification formelle. La Haute juridiction exige ainsi que le bénéficiaire de l’exonération partielle exerce une influence réelle sur les orientations stratégiques de l’entreprise, participation qui doit pouvoir être démontrée par des éléments tangibles tels que la signature d’actes engageant la société ou la perception d’une rémunération correspondant aux responsabilités exercées.
III. Les conséquences des opérations de restructuration sur le régime Dutreil
La question délicate des opérations de restructuration en cours d’engagement a fait l’objet d’importants développements jurisprudentiels et doctrinaux en 2024. L’administration fiscale, dans sa mise à jour doctrinale en juin 2024, a précisé les conditions dans lesquelles une opération de fusion, scission ou apport partiel d’actifs peut être réalisée sans entraîner la déchéance du régime de faveur.
Ce document précise que la neutralité fiscale n’est acquise que si l’opération est placée sous le régime spécial des fusions prévu aux articles 210 A et suivants du CGI, et si les titres reçus en échange sont conservés par les bénéficiaires pour la durée restant à courir de l’engagement initial.
Cette position, qui s’inscrit dans une logique de continuité économique, offre une sécurité juridique bienvenue pour les opérations de restructuration motivées par des considérations industrielles ou organisationnelles légitimes.
La Cour d’appel de Versailles, dans son arrêt de 2024, est venue compléter cette approche en précisant que l’opération de restructuration ne doit pas avoir pour effet de modifier substantiellement la substance économique de l’entreprise. Ainsi, une fusion-absorption qui conduirait à diluer excessivement la participation des signataires du pacte Dutreil ou à transformer radicalement l’activité de l’entreprise pourrait être considérée comme une rupture de l’engagement, nonobstant le respect formel des conditions de neutralité.
La question délicate de l’apport-cession a cristallisé d’importantes controverses doctrinales et jurisprudentielles en 2024. L’administration fiscale, dans sa doctrine actualisée, a précisé les conditions dans lesquelles un apport de titres soumis à engagement de conservation à une société holding, suivi de leur cession par cette dernière, peut être réalisé sans entraîner la déchéance du régime de faveur.
L’administration exige désormais que l’opération s’inscrive dans une logique de réorganisation patrimoniale et non de désinvestissement, et que le produit de cession soit réinvesti dans des actifs opérationnels dans un délai raisonnable. Cette position, qui s’inspire de la jurisprudence antérieure du Conseil d’État, apporte une clarification bienvenue tout en maintenant un cadre strict pour prévenir les stratégies d’optimisation abusive.
La Cour de cassation, dans son arrêt du 29 novembre 2023, a rappelé par ailleurs que l’apport-cession réalisé dans une intention manifestement frauduleuse, notamment lorsqu’il s’accompagne d’une distribution du produit de cession aux associés ou d’un réinvestissement dans des actifs patrimoniales purs, demeure susceptible d’être remis en cause sur le fondement de l’abus de droit fiscal prévu à l’article L. 64 du Livre des procédures fiscales.
IV. Perspectives pratiques pour les praticiens en 2025
Au terme de cette année 2024 riche en clarifications jurisprudentielles et administratives, plusieurs enseignements pratiques peuvent être dégagés pour les notaires et avocats accompagnant leurs clients dans la mise en œuvre du pacte Dutreil en 2025.
En premier lieu, la jurisprudence récente invite à une rédaction minutieuse des engagements collectifs de conservation, avec une attention particulière portée au respect des mentions obligatoires et à la documentation précise des seuils de détention. La rigueur formelle exigée par la Cour de cassation dans son arrêt de janvier 2024 constitue un rappel salutaire de l’importance du formalisme en matière fiscale.
Par ailleurs, l’accent mis par les juges sur l’effectivité de la fonction de direction incite à prévoir contractuellement des mécanismes garantissant l’implication réelle du bénéficiaire de l’exonération dans la gestion de l’entreprise. Des comptes rendus réguliers, des procès-verbaux détaillés et une rémunération adaptée constituent autant d’éléments probatoires susceptibles de convaincre l’administration en cas de contrôle.
S’agissant des opérations de restructuration, la prudence recommande désormais de solliciter systématiquement l’avis préalable du comité de l’abus de droit fiscal, voire de recourir à la procédure de rescrit prévue à l’article L. 18 du Livre des procédures fiscales, pour sécuriser les opérations d’apport-cession envisagées.
Enfin, face à l’approche de plus en plus économique adoptée par la jurisprudence dans l’appréciation de la prépondérance des activités éligibles, il apparaît judicieux de documenter précisément la réalité opérationnelle de l’entreprise, au-delà des seules données comptables. Des études sectorielles, des rapports d’activité détaillés et une analyse de la répartition des effectifs constitueront des éléments déterminants pour justifier du caractère principalement industriel, commercial, artisanal, agricole ou libéral de l’activité exercée.
Conclusion
Au crépuscule de cette analyse rétrospective, force est de constater que l’année 2024 a été marquée par un mouvement de clarification bienvenue du régime Dutreil, tant par la jurisprudence que par la doctrine administrative. Si certaines décisions ont pu sembler rigides dans leur approche formelle, elles ont néanmoins contribué à sécuriser un dispositif dont l’importance stratégique pour la pérennité des entreprises familiales françaises n’est plus à démontrer.
À l’heure où nous rédigeons ces lignes, en avril 2025, ces évolutions jurisprudentielles et doctrinales doivent être intégrées dans la pratique quotidienne des conseils patrimoniaux. La vigilance et la rigueur juridique demeurent les piliers d’une transmission réussie, garantissant aux entreprises familiales françaises la continuité qu’elles méritent, dans un contexte fiscal qui, malgré les évolutions législatives, reste particulièrement contraignant.
Le dispositif Dutreil, bien que complexifié par strates successives, demeure ainsi l’instrument cardinal de toute stratégie de transmission d’entreprise familiale. Les praticiens avisés sauront tirer parti des clarifications intervenues en 2024 pour sécuriser les pactes en cours et anticiper les transmissions à venir, tout en restant vigilants face aux évolutions jurisprudentielles qui ne manqueront pas de survenir dans les prochains mois.
Antoine Aufrand
Fondateur - Gérant
Hypérion Strategy
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