À la question « Qu’est-ce que ça sent ? », les usagers du métro parisien ont eu bien du mal à répondre. En insistant un peu, voici les réponses obtenues : « la pisse », « un mélange d’odeurs », « les égouts », « la chaleur », « le soufre », « la transpiration », « les déchets », « la saleté », « le parfum », « la pourriture », « la poussière », « l’humidité », « le cramé », « le renfermé », « les gens », « les machines », « le caoutchouc » et « les excréments ». Ce qui a fait dire à la très houellebecquienne Lucile Grésillon, dans sa thèse « Sentir et ressentir Paris. L’exemple du quai du RER B à Châtelet-les Halles » : « il s’est donc exprimé une très grande variabilité dans le sentir ». Elle ajoute, « un fait étonnant reste que le parfum Madeleine à la fragrance de muguet, déposé sur le sol pour odoriser agréablement le domaine de la RATP depuis 1999 n’est jamais énoncé par les usagers. Ils ne le sentent pas ». Je serais tenté d’ajouter : ils ne veulent pas le sentir. Notre vieux métro n’est pas là pour diffuser du sent-bon mais pour fixer en nous l’essence du Paris véritable. Ce parfum mystérieux, jailli du frottement souterrain de l’homme et de la machine, remonte par les grilles avant d’aller se répandre par les boulevards. Cette odeur si singulière fait dire au bienheureux parisien « je suis chez moi ». Elle saura aussi évoquer bien des choses aux provinciaux ayant visité la capitale de bonne heure, avec une pointe d’étrangeté qui leur rappellera qu’ils ne sont pas chez eux. Ainsi moi, brave stéphanois, on peut me coller sous le pif toutes les fragrances de la RATP, ça n’ira pas me chahuter aussi bien les tripes aussi bien que mon vieux tram qui se dandine entre Bergson et Badoullière. Si j’osais, j’affirmerais : « l’odeur ne ment pas ».
Prendre le métro vous immerge de force dans la population, une fois dedans, on est bien obligé de se demander comment les gens font pour vivre. Ma psy affirme que les autres le font pas, que c’est juste le reflet de ma déprime – mon mal depuis toujours. J’ai toujours été un peu traînard, un peu à côté, mais pas le nonchalant élégant à la Jean-Pierre Marielle, non, le lymphatique angoissé. Quand on est dépressif, on a du mal à admettre qu’on nous fait du mal, on se dit que c’est mérité, un juste retour des choses. Ainsi, il m’arrive d’avoir pitié de Clémence piégée avec moi dans ce mauvais mariage, à d’autres moments, je suis heureux de l’avoir entraînée dans ma chute.
Un solide coup de frein me tira de ma rêverie. Le métro venait de s’immobiliser entre deux stations. Une voix nasillarde nous informa qu’un incident affectait la circulation et qu’on repartirait dès que possible. Certains usagers, dont moi, levèrent les bras en signe de protestation mais la plupart, dont moi, restèrent sur leurs téléphones. C’était pas le jour, je devais assister un gros client srilankais qui cédait son pavillon à un important promoteur et ami personnel de mon confrère, Maître de l’Hembreuse. J’espérais arriver un peu avant la fin, comme le patron de pizzeria qui verse les limoncellos en demandant si tout s’est bien passé. Ça me donnerait un côté décontracté, mais si la panne durait, j’allais passer pour un guignol de banlieue.
– Foulques, dans mon bureau ! hurla de l’Hembreuse dans la pieuvre.
Il enfonça ensuite un mystérieux bouton de son long doigt décharné et dit d’une voix onctueuse :
– Béatrice, six cafés, salle « Louis XIII », je vous prie,
Le notaire consulta son téléphone d’un air contrarié puis le reposa en prenant soin de laisser l’écran tourné du côté table.
– Bien, dit-il, puisque nous sommes au complet, démarrons la lecture… tout va bien ? Personne n’est surendetté ? Pas de sujet sur rien ? Les voisins, pas trop de bruit ? Pas de pendu dans le salon ? Je dis ça parce qu’un jour… enfin, peu importe. Avançons. Bon, on a vérifié que tu n’étais pas un épouvantable marchand de sommeil, non que nous n’ayons des doutes, mais c’est la loi, « ce que dit mon notaire, c’est ce que dit la loi » ! Ahahaha, oui, tout à fait, cher ami, tout à fait, on n’en sortirait pas. On n’en sortirait pas… répéta-t-il plus doucement. Bien, entrons à présent dans le vif du suj… oui ? vous dites ? Il manque votre notaire ? Oui, et bien vous lui direz qu’ici c’est l’heure militaire ! Allez, on continue, ça le fera venir… plaît-il ? Vous préférez l’attendre… vous êtes Monsieur ?
– Sajanthalapanartnam,
– Ben mon vieux, à vos souhaits ! s’écria-t-il, attendez, comment vous dites ?
– Sajanthalapanartnam, répéta le srilankais sans agacement visible,
Une rude secrétaire à coiffure bicolore arriva avec un plateau chargé de gobelets en carton. Un tatouage « J&M » se devinait au bas de son énorme cheville piquetée de rouge qu’une chaînette sûrement prise au cou d’un bœuf entourait solidement.
– Merci Béatrice, posez ça là et refermez bien derrière vous, vous serez gentille. Non, pas comme ça, merde ! Hurla-t-il en se levant d’un bond. Vous savez pas fermer une porte ? Il faut bien pousser, là, comme ça, dit-il en s’écrasant de tout son poids, c’est quand même pas compliqué, bordel.
– Mon Dieu, on n’est pas épaulé, souffla-t-il en se rasseyant. Tenez, buvez, Monsieur Paihovietnam. Vous buvez du café à Ceylan ? Non, hein, c’est plutôt le thé, là-bas, hein ? demanda-t-il en touillant son gobelet,
– On ne dit plus Ceylan depuis 1972, mais nous connaissons le café et avons même l’eau courante, dit le srilankais en repoussant poliment le café que lui tendait de l’Hembreuse,
– Ah, très bien, nota le notaire avec indifférence, vous êtes le vendeur, c’est ça ?
– En effet, je suis le propriétaire, répondit calmement le petit homme. Et si vous n’y voyez pas d’objection, je souhaite que Maître Blard, qui a toute ma confiance, soit présent pour m’assister,
– Dans ce cas… s’il a toute votre confiance, fit-il en mimant des guillemets, c’est pas un sujet.
Puis il se tourna vers son ami le promoteur pour lui glisser à l’oreille :
– Ces zouaves se croient tout permis, ma parole !
– M’en parle pas, répondit le constructeur un peu trop fort, l’ennui c’est qu’ils ont des pépettes, fit-il en se frottant les doigts…
– Dans ce cas… conclut le notaire en esquissant un geste d’impuissance.
Monsieur Sajanthalapanartnam, bien peigné et bien mis, observait le notaire d’un œil curieux, sans hostilité apparente. Quoiqu’impeccablement assimilé, un atroce esprit de caste l’obligeait à respecter un personnage important – aussi désagréable fut-il. Surtout lorsqu’il possédait cette chevelure soyeuse, parfaitement blanche, bouclée sur la nuque, qu’on nomme communément « cheveux de riches ». Rien ne lui échappait : ni son infroissable veste anglaise, ni ses discrets boutons de manchette, ni le glaçage de ses mocassins à glands (« ça revient à la mode, Sarkozy ne porte que ça », avait assuré le vendeur), et encore moins le bracelet fauve de sa montre hors de prix. Cet accoutrement lui semblait exotique, chez lui, les nobles se distinguaient à leurs insignes guerriers : un turban et un bracelet de métal. Logiquement, les nôtres auraient dû arborer un pin’s en forme d’épée ou une masse d’armes miniature. Au lieu de ça, ils se vantaient de découper leurs fruits convenablement ou de savoir placer les gens à table. L’aristocratie s’était accaparée les mœurs bourgeoises jusqu’à devenir cette horde de caniches pomponnés et teigneux qui exhibaient leur beau trou de balle au roi. Marie-Antoinette avait jeté la dernière étincelle d’oisiveté prétentieuse sur la poudrière du peuple. Mais elle était encore imitée jusque dans les rallyes de province, la jeunesse dorée ne croyait pas pouvoir fonctionner autrement qu’en singeant les méchants petits poudrés et les comtesses tête-à-vent. Cela dit, l’Hembreuse n’était pas noble du tout. Généanet, le site officiel de généalogie, était formel. Au lieu de googleliser les gens, j’étudiais leur provenance, c’était nettement plus instructif. J’appris ainsi que son arrière-grand-père était un obscur pêcheur nommé Luigi Dell’Abruzzi. « Et ça se la joue grande famille parisienne », soupirai-je en allant vérifier si les Dell’Abruzzi n’étaient pas à tout hasard des doges déclassés mais non, ils étaient tout bonnement originaires des Pouilles.
– Bon, Foulques, c’est pour aujourd’hui ou pour demain ? hurla le notaire en enfonçant à nouveau son immense doigt dans la pieuvre.
Il se jeta une fois encore sur son téléphone qu’il reposa avec force, toujours face contre table, et prit le vendeur à part :
– Votre Blard, là, c’est un créateur ? Un de ces bébés-Macron qui pensent qu’on peut s’installer sous prétexte qu’on est diplômé ? demanda-t-il avec dégout,
– Ça me semble une raison suffisante, répondit calmement Monsieur Sajanthalapanartnam,
– Mouais, bon, votre type, là, il débarque de quel arrondissement ?
– De Drancy.
– Drancy ! Manquait plus que ça ! Vous êtes sûr qu’on l’a pas déporté, votre gus ? gloussa-t-il en jetant des coups d’œil satisfaits autour de lui. Bon, sérieusement, j’ai d’autres rendez-vous, on attaque.
Il était neuf heures vingt-cinq, Monsieur Sajanthalapanartnam allait s’avouer vaincu et donner son accord pour démarrer la lecture, mais le notaire déploya son long corps maigre et dit brusquement :
– Bon, je vais fumer une clope.
Mais il se rassit aussitôt en voyant débarquer un barbu ébouriffé d’une trentaine d’années vêtu d’un costume étriqué, d’une chemise bleue et d’une cravate-tricot, ses chaussures noires effilées étaient pleines de poussière. Il ressemblait trait pour trait à Benjamin Duhamel.
– Ah, Foulques, une heure que je t’appelle, quand je sonne c’est i-m-mé-di-a-te-ment, ok ?
– Désolé, j’étais avec Maître Wattefer,
– Dis-moi, en haut de ta fiche de paie, y’a marqué Wattefer ?
– Non.
– C’est bien ce que je pensais, donc la prochaine fois, tu rappliques toutes affaires cessantes.
Le clerc le fixait, humilié, mâchoires serrées.
– Oh pas la peine de me regarder de travers, surtout quand on travaille comme un sagouin, dit-il en ôtant l’élastique qui ceignait un épais dossier jaune. Il se mit à le compulser à une vitesse ahurissante qui donnait envie de lui confier immédiatement toute sa paperasse.
– Ah, voilà le torche-cul ! s’écria-t-il en brandissant des feuilles striées de rouge, au prix où je te paye, c’est une honte ! À ce niveau d’incompétence, tu relèves de la psychiatrie mon pauvre vieux… moi, je peux plus rien pour toi, dit-il les mains croisées derrière la tête en basculant son siège en arrière.
– Je ne comprends pas, l’acte a été visé par Maître Wattefer, dit-il d’un air froissé,
– Tu me traites de menteur ?
– Non, mais…
– Mais ?
– Rien…
– Je préfère, siffla-t-il, laisse Blandine en-dehors de ça, bosse et arrête de te défausser sur les autres. Allez, fous-moi le camp.
Le trentenaire emporta son « torche-cul » avec raideur et s’éclipsa par la porte matelassée.
– C’est pas le pingouin le plus futé de la banquise, lança le notaire à la cantonade, mais son père est un ami, il faut bien s’entraider, n’est-ce pas ?
– Et cela ne dérange pas vos clients que leurs dossiers soient traités par des incompétents par simple népotisme ? demanda Monsieur Sajanthalapanartnam.
– Personne ne s’en plaint, et vous serez gentil de vous mêler de vos affaires, vous feriez mieux de rappeler votre guignol, on va pas y passer la nuit.
Le srilankais regarda sa montre et consentit à s’exécuter.
– Oui, allô ? Ah Monsieur Sajanthalapanartnam, je suis toujours bloqué mais ils ont annoncé le départ d’une minute à l’autre. Peut-être que vous pouvez démarrer sans moi, l’acte a été vérifié… comment ? Ah ! Très bien, très bien. Oui, je fais au plus vite. Certainement, je comprends Monsieur Sajanthalapanartnam.
À neuf heures cinquante-sept, je pénétrai enfin dans l’élégant bureau de Maître de l’Hembreuse qui plaisantait à présent avec son souffre-douleur.
– Bon, tout est correct, dit-il d’un air satisfait après avoir relu l’acte une nouvelle fois, comprends bien, mon petit Foulques, qu’une horde d’avocats sans scrupules est à nos trousses. Au moindre faux-pas, crac responsabilité. Alors oui, je suis tatillon, un peu brutal parfois, si, si, oh, je le sais, mais c’est pour ton bien. Continue de faire tes preuves et mon étude fera briller ton CV, tu pourras t’associer n’importe où. N’importe où sauf ici ! ajouta-t-il en riant. Ça va, ça va, je plaisante, allez, va me fignoler la vente Grossmünd de dix heures, celle-là, faut pas me la rater.
– Ah, bonjour confrère, s’écria-t-il en me voyant arriver, vous avez réussi à sortir de votre cambrousse ? Pas l’habitude de la capitale, hum ?
– Oui, oui, voilà… dis-je sans relever, mon métro était immobilisé, un calvaire…
– Pfff… encore un dépressif qui se sera jeté sur les rails, soupira-t-il, ils peuvent pas faire ça chez eux ? Pourquoi emmerder ceux qui bossent ?
– Je crois que c’était un problème technique, risquai-je,
– Tu parles ! Ils disent ça pour pas effrayer mais je peux vous affirmer de source sûre que c’est des suicides. Ces cons perdent jamais une occasion de se foutre en l’air… enfin, bref, nous avons reçu les fonds, dit-il en vérifiant son ordinateur. Vous m’avez apporté votre note de frais, très bien, ainsi que l’original de la procuration de Madame Sakkaphootre… enfin, de la venderesse. Vous la représenterez, confrère ? N’est-ce pas ? Je ne laisse pas mes clercs signer n’importe quoi, vous comprenez.
Me voyant opiner mollement, il continua du même ton déplaisant. « Parfait, en ce cas, mon collaborateur va nous scanner tout ça et dans dix minutes, tout le monde dehors ».
Objectivement, le pavillon de Monsieur et Madame Sajanthalapanartnam, situé dans un quartier médiocre du Blanc-Mesnil, valait entre 250 et 280.000 euros. Bien qu’ils n’aient aucune intention de déménager, le groupe Promotec leur avait fait « une offre qu’on pouvait pas refuser ». En effet, leur propriété – située à l’extrémité d’un groupement parcellaire – était indispensable à la maîtrise foncière du tènement. Une fois obtenue, le constructeur pourrait se faire dérouler le tapis rouge en mairie en échange de logements sociaux et d’appartements de convenance. Naturellement, une offre aussi alléchante était grevée d’innombrables conditions (étude de sol, obtention des permis nécessaires, etc.) dont la plus difficile à déjouer était celle de « s’engager à fournir l’ensemble des documents nécessaires au bon déroulé de l’opération ». En d’autres termes, le bâtisseur pouvait coincer les propriétaires aussi longtemps que possible en prétextant l’obtention d’un nouveau fafiot. Lorsque Monsieur Sajanthalapanartnam était venu m’exposer son projet d’un œil luisant de cupidité, mon rôle avait consisté à modérer son enthousiasme sans le braquer. C’était délicat, au moindre faux-pas, le juteux dossier s’envolerait chez un juteux confrère. J’avais pas pu déminer tous les pièges, mais le promoteur s’était montré réglo. Grâce à moi, du moins le croyait-il, Monsieur Sajanthalapanartnam avait pu empocher ses 800.000 en toute sécurité et sans plus-value. Vraiment pas de quoi gueuler, du reste il gueulait pas.
En huit minutes vingt-sept secondes (j’ai chronométré), l’Hembreuse avait terminé. Pour une solide étude parisienne, une vente en-dessous de trois patates n’en méritait pas plus. Comme toujours, les esprits se contractèrent au moment des signatures. D’abord parce que les choses prennent une tournure définitive, ensuite à cause des forces surnaturelles de la technologie. En voyant le confrère manipuler l’électronique comme une soucoupe-volante, les clients étaient revenus à l’état primitif. Ils n’osaient ni parler ni bouger de peur de détraquer la bête et s’en remettaient à la toute-puissance de l’homme de loi. L’Hembreuse eut beau lâcher quelques plaisanteries dont il avait le secret, ça prenait plus – l’heure était trop grave. Moi-même croisai les doigts sous la table. Nous étions une horde de babouins craintifs manipulant des pétards. Une bonne plume d’oie aurait rassuré tout le monde. Surtout lorsqu’on leur tendit l’étrange tablette au fil interminable où les signatures s’effacent comme sur du sable.
Une fois l’acte signé, déposé, et tout le monde rassuré, on se remit à badiner autour des attestations. C’est alors que mon client révéla au promoteur qu’il possédait trois autres biens excellemment situés. L’Hembreuse, dont les oreilles rôdaient toujours près des affaires, s’approcha l’air de rien et profita que je téléphone pour entretenir discrètement mon client. Sa démarche était compréhensible, nous étions des acteurs économiques rivaux, voire ennemis – c’était lui ou moi – seulement cette lutte était annihilée ou du moins temporisée par le code de déontologie qui interdisait formellement la captation de clientèle. Nombre de confrères avaient beau s’en torcher, le code n’en demeurait pas moins opérant et les hautes instances veillaient au grain, du moins en théorie. Aussi, lorsque ce grand enculé lui glissa discrétos sa carte de visite, mon sang ne fit qu’un tour. On aurait dit que mon père – queutard et sanguin – venait de me sauter dans la tête. S’ensuivit un étrange dialogue intérieur :
- Non seulement tu laisses cette grosse gonfle mal te parler, mais il va te piquer le client sous les yeux sans que tu fasses rien ? J’ai honte d’avoir un fils comme toi.
- C’est bon, lâche-moi, va te faire enculer.
- Si t’étais aussi courageux que t’es vulgaire tu l’aurais déjà empoigné par les roustons jusqu’à ce qu’il te rende tes clients par les yeux… par les yeux, tu m’entends espèce de grosse merde ?
- Ça va, ça va, t’as gagné… je vais faire quelque chose.
Oui, mais quoi ? Déjà l’Hembreuse se tenait sur le seuil en distribuant des poignées de mains à l’ancienne. En même temps qu’il enserrait la paume de mon client de ses phalanges arachnéennes, il m’adressa un sourire aussi faux que sa sale gueule. Il fallait agir, rosser ce rufian, ne serait-ce que pour la profession. C’était d’ordre prophylactique. Oui, mais comment ? La confraternité me liait les mains. Alors comment t’expliques que les siennes fouillent dans tes poches, abruti ? C’est trop compliqué, papa, je t’assure… je vais plutôt me faire une bonne grosse crise d’hyperphagie. J’ai toujours géré mes frustrations par la bouffe, honnêtement, ça marche pas si mal. Non, pas cette fois-ci – la voix de mon père avait éveillé une sorte de chef de guerre. Et si j’avais aucune idée sur la façon dont ce « chef » avait l’habitude de régler ses affaires, il n’en attendait pas moins mes ordres au garde-à-vous.
– Aurevoir confrère, essayez de pas vous perdre, plaisanta de l’Hembreuse d’une façon si charmante que j’étais prêt à tout lui pardonner. Non, non, me raffermis-je, reste focus sur ton projet : remettre ce gros con dans ses buts. Certes, mais du coup, qu’est-ce qu’il s’est décidé ? Ça reste un projet assez vague, Monsieur Pignon, pensai-je, les yeux ensorcelés par sa flamboyante chevelure. Fin du temps de réflexion, l’homme venait d’interrompre ma contemplation.
– Oui, confrère, vous vouliez quelque chose ? demanda-t-il sèchement,
– OUI ÇA ! hurlai-je en balançant un coup de poing qui brassa un peu d’air du côté de sa tempe gauche.
Voyant que ça chauffait, des passants s’arrêtèrent, bien décidés à profiter d’une bonne baston de notaires.
– Je vais t’arracher la gueule ! rugit-il en m’empoignant aux oreilles.
Ses doigts raides comme des serres tiraient si fort que mes cartilages émirent deux craquements secs. Ce malade était aussi cramponné à mes feuilles qu’une moule à son rocher, s’il continuait, elles allaient lui rester dans les mains. Sérieusement décollées depuis le port du masque, mes esgourdes n’avaient aucun besoin des manipulations de ce butor. Heureusement, la secrétaire bicolore accourut une bouteille à la main.
– Messieurs, voyons !
– Laissez, Béatrice ! grogna l’Hembreuse toujours arrimé à mes ouïes,
– Vous allez le rendre sourd, lâchez-le ! ordonna-t-elle en lui versant le contenu sur la tête. Et le fait est qu’instantanément, il relâcha son emprise.
– Je commence à avoir l’habitude, soupira la secrétaire, en général, ça suffit à le calmer. Très bien Monsieur Hervé, vous voilà raisonnable, dit-elle en se plaçant derrière lui, avant d’ajouter à voix basse « Je vous les viderai bien à fond, tout à l’heure, ça vous relaxera ».
Une lueur d’intérêt brilla dans l’œil du notaire qui se mit à rapetasser tranquillement son costume. Resté dans la rue, Monsieur Sajanthalapanartnam nous considérait sans comprendre.
– C’est rien, rien du tout, dis-je en me frottant énergiquement les pavillons, on est de vieux copains. C’est toujours comme ça, dès qu’on est ensemble, bim boum, on s’avoine ! Pas vrai, Hervé ? Ahaha, hein ?
– C’est vrai, approuva l’Hembreuse, dès qu’on se retrouve, on peut pas s’empêcher de se chamailler, mais pour de rire, hein ! dit-il en m’envoyant une énorme claque derrière la nuque qui fit tomber mes lunettes.
– Ahaha, tu m’as bien eu, dis-je en armant mon talon qui vint défoncer sa rotule de momie. Pendant qu’il grimaçait de douleur, je m’éloignai sans dire au revoir à mon client qui, de toutes façons, était parti.
Fabian Regairaz
Notaire au Bourget (93)